L'Héroïne... et son Maître
Je ne vis pas dans une grotte. J'ai beau me tenir bien éloignée des médias, de la radio, de la télé, des pubs, j'ai quand-même un contact avec tout ça quand je passe par une ville, et il le faut bien, des fois, j'ai pas (encore) de serre pour mes légumes en hiver, les musiciens se déplacent rarement dans les petits villages pour leurs concerts, les musées ne se trouvent jamais en cambrousse, et aussi j'aime bien prendre mon bain de ville de temps en temps, notamment pour voir des connaissances. En voyageant aussi, je traverse pas mal de cités. Et donc, bien que je vive carrément dans la forêt cette année, je n'ai quand-même pas pu ne pas voir ce qui s'étale actuellement sur tous les murs de Stockholm :
Une affiche de film, visiblement de science-fiction ou post-apocalyptique, avec des héros bien moulés dans des combis noires, bref un montage photo bien épique. Qui va me servir d'accroche pour développer un sujet que j'analyse intérieurement depuis pas mal de temps. Les films (et souvent livres) pour ados/jeunes adultes avec une jeune femme pour héroïne. Parce que ça commence à me faire souci. Je précise que je n'ai vu aucun des films (et lu aucun des livres) dont je vais parler, oui je sais je parle donc sans savoir, mais j'ai lu des résumés et extraits un peu partout, et pour le côté critique je me fie aux spoilers de l'Odieux Connard, que je vous recommande chaudement en passant.
Vous n'avez pas pu vous cacher de l'immense secousse littéraire et cinématographique qu'a été la saga Twilight. Pas plus que vous n'avez pu ignorer celle qui en a découlé, j'ai cité 50 nuances de Grey (même moi j'ai pas réussi, pourtant je m'y efforce hein). Et il y a aussi, bien sûr, Hunger Games. Enfin, si vous avez le nez un peu plus fin, vous avez senti aussi Divergente et Mortal Instruments. Et aujourd'hui, Jupiter Ascending.
Point commun ? Au centre, une héroïne.
Ma première réaction serait "c'est cool, une héroïne, dans un univers plutôt badass (post-apocalyptique, vampires, etc.), ça donne ENFIN aux jeunes filles/femmes un modèle féminin costaud auquel s'identifier". Et pas que des princesses attendant leur prince charmant ou autres situations typiquement patriarcales : non, ces histoires-là se passent dans des mondes durs. Et, pour une fois, on a une FEMME comme premier personnage. On se dit que c'est chouette, qu'enfin la jolie nana va cesser d'être juste le faire-valoir du héros qui sauve le monde.
Sauf que.
Regardez bien les affiches. Remémorez-vous les films (ou les bouquins) (ou les résumés et spoilers ^^). Bella ne fait strictement rien de sa vie jusqu'à ce qu'elle rencontre Edward, qui est vampire, puissant, rapide, immortel, bref : badass. Vous avez sûrement remarqué à quel point cette soi-disant héroïne ne fait strictement RIEN d'héroïque dans toute l'histoire, se bornant à suivre son Apollon pailleté d'un regard d'admiration. Bon, vous me direz que je m'attaque à une proie facile, Twilight ayant déjà été passé moult fois au Moulinator (Libellule, tu suis ?) par la critique. Alors prenons 50 nuances de Grey. Encore une fois, une héroïne, jeune, peu expérimentée, qui se fait littéralement initier par le personnage masculin (au SM qui plus est, et notez qu'elle ne devient pas dominante mais bien soumise, eh oui bien sûr). Sa volonté, sa vie à elle ? Rien, tout est dépendant du bon vouloir du personnage masculin.
Divergente ? Elle est certes spéciale dans son monde, Tris, mais au final sa particularité devient totalement masquée par celle de Quatre, et elle se borne à le suivre avec adoration (je vous passe les "au premier regard elle a su que c'était lui", j'ai l'estomac vide et la bile qui remonte, ça ne fait pas du bien). Mortal Instruments ? Clary est une jeune fille complètement banale, et même si on lui répète tout le temps qu'elle est cruciale pour sauver le monde, au final le coeur de l'histoire c'est bien plus son adoration pour Jace et ses problèmes avec son meilleur ami amoureux d'elle (bonjour cliché du moche, comment vas-tu ?) que ses propres capacités de combattante.
Tout cela peut se voir en un clin d'oeil, sur les affiches même de ces films : l'héroïne regarde tout droit le spectateur, on la voit donc beaucoup, en plus comme elle est toujours jeune et très jolie c'est difficile de l'ignorer... et derrière elle, plus grand, la regardant ou l'enveloppant, plus puissant, sexy et ténébreux, toujours : le personnage masculin. Le vrai maître de l'histoire, qui en fait manie bien souvent le personnage féminin, la soi-disant héroïne, comme une marionnette. Ou alors il est victime et combattant aussi, mais toujours, il est plus âgé, plus sage, plus expérimenté, plus fort, et dirige le personnage féminin. Et leur histoire de coeur est toujours centrale dans le film/livre.
On me dira : Katniss !! Oui, d'accord, pour le coup de l'affiche, ça ne marche pas. Katniss est bel et bien seule à fixer le spectateur dans les yeux (toujours aussi jolie et moulée de près, mais passons) sur son bout de papier. MAIS si on regarde l'histoire : si au départ elle est indépendante dans ses décisions, sa vie, et pas particulièrement liée amoureusement, ensuite son séjour dans l'arène des Hunger Games va la lier complètement à Peeta (l'homme-kebab) (Odieux, je te glorifie). Et du coup, dans le 3e film en tout cas, ses actions ne sont à peu près déterminées que par ce qui arrive à Peeta (ou alors c'est dicté par le président, tiens, encore un homme... figure paternelle despotique, vous croyez ?) (donc notre "héroïne" a le choix entre réagir selon son mari ou son père : on n'est pas vraiment sorti-es du système patriarcal, là, hein).
En gros, le narrateur est bel et bien une femme, mais le pouvoir n'a pas changé de mains. L'objet joli et fragile a mis une armure et pris la parole, c'est tout. La femme continue de devoir être belle et sexy (cf. les affiches, la robe enflammée de Katniss), féminine, sensible, avec un coeur hyper délicat pour lequel elle fait toutes les folies, et suivre docilement un homme. Et en plus, elle doit, avec tout ça, être forte physiquement et montrer son côté badass. La femme d'aujourd'hui, quoi : oui, tu as le droit de te battre, de te rouler dans la boue et de sortir dans la forêt la nuit, mais reste une femme, reste sentimentale, reste esclave de tes sentiments, et bien sûr reste belle et sexy.
Et moi je suis bien triste, parce que je me demande si on va enfin réussir à obtenir une histoire où la femme sera non seulement au milieu de l'affiche, mais aussi libre. Où elle pourra suivre sa propre volonté, ses propres décisions. Où son amour, si elle en a, ne l'emprisonnera plus dans un rôle de sacrifiée ou d'esclave, de toutou. Pourquoi on ne pourrait pas avoir une héroïne dont l'amoureux n'aurait aucun rôle héroïque ? Où il serait simplement tranquille à la maison ? Je ne souhaite pas une seconde inverser les rôles de domination (je sens l'accusation venir), mais est-ce que ça ne serait pas reposant pour le personnage masculin ? Et libérateur pour l'héroïne ? Ou serait-il enfin possible d'avoir une héroïne qui n'aie pas, comme dans TOUS les cas, une histoire d'amour ? Je ne sais pas, une sorte de Sherlock Holmes au féminin, dont on ne questionnerait même pas la vie sexuelle et amoureuse ?
Ces films tentent, peut-être très sincèrement, de donner aux jeunes filles/femmes de meilleurs modèles à suivre que ceux des générations précédentes. Mais pour ma part, je considère que c'est raté.
S'il existe des films pour jeunes filles qui ne soient pas dans ce schéma ?
Dans les Disney, j'ai pas mal de sympathie pour Mulan (je ne parle ici que du premier, je n'ai pas vu le 2e). Certes, elle rentre dans le rang à la fin (en fait, on n'en sait rien, mais c'est très supposable), mais dans l'histoire, elle est bel et bien reconnue pour ses propres qualités. Elle doit se faire passer pour un homme car la société dans laquelle elle évolue est sexiste, mais son histoire ne l'est, à mes yeux, pas particulièrement. Et bien qu'elle aie un faible pour son supérieur militaire, ce n'est pas du tout le centre de l'histoire.
D'ailleurs, côté Disney, je vais en profiter pour cracher sur Pocahontas : En plus des erreurs historiques et autres, ce film (que j'ai littéralement adoré étant enfant) m'apparaît aujourd'hui comme lui aussi bien sexiste. En effet, Pocahontas ne vit qu'à travers son amour. L'histoire même est centrée autour de cette relation entre l'Amérindienne et l'Anglais. Ce qu'elle fait de sa vie avant l'arrivée de John Smith (qui est pourtant courir dans la forêt, sauter dans des cascades, bref c'est plutôt elfico-badass quand-même, zut) ne pèse rien par rapport à leur histoire d'amour, qui est centrale. Et quand elle n'agit pas en fonction de son amant, elle subit l'autorité de son père... La femme libre de la domination masculine, ce n'est donc pas elle.
Récemment, on a eu droit à Rebelle. Je ne vais pas entrer dans une critique approfondie, le sujet est complexe et a été traité ailleurs bien mieux que je ne pourrais le faire. Mais j'ai énormément aimé ce film, et pas que parce qu'il y a un cheval à gros pieds, des tartans et des ours. Ni même parce que ça se passe en Ecosse. Mais parce que l'héroïne est réellement libre de la domination masculine. Oui, elle est aux prises avec sa mère, et parfois avec son père (quel-le préado n'est pas aux prises avec ses parents ?), mais globalement elle traverse les épreuves toute seule. Et au final, elle n'est pas mariée et continue de se marrer à courir la lande tranquillou.
Et puis si vous voulez quelque chose d'un peu plus adulte, une héroïne un peu badass, dans un monde surnaturel, je vous dirais simplement de regarder Buffy. Oh je vous entends rigoler. Mais Buffy est peut-être la seule héroïne libre que j'aie trouvée dans ce style-là. Elle a bien un protecteur officiel, mais déjà il n'y a pas d'histoire de coeur entre eux, et Gilles s'avère assez rapidement être, malgré sa bonne volonté et son savoir certain, très peu dirigiste. Buffy a aussi des amoureux, qui lui font parfois faire de belles couenneries, mais ça ne dure jamais bien longtemps, et ses décisions quant à ses combats, c'est elle qui les prend. Ses histoires amoureuses n'entravent pas sa personnalité, son rôle. Bon, elle continue d'être jeune et sexy, mais c'est déjà mieux que Twilight et compagnie. Mais c'est sûr, c'est un peu crétin parfois. Faut aimer.
Le film SF / fantastique avec une héroïne réelle, humaine, atteignable, à laquelle on puisse s'identifier, libre de la domination masculine, je l'attends encore... En attendant je suis contente d'avoir mon sens critique et je me demande comment les jeunes filles arrivent à se construire sainement et librement dans tout ce bazar. D'ailleurs, les garçons aussi.